Le rapport Tasca sur les pratiques linguistiques des entreprises françaises

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Le rapport Tasca sur les pratiques linguistiques des entreprises françaises

Catherine Tasca a rendu le 1er juillet 2003 son rapport sur les pratiques linguistiques des entreprises françaises. Jean-Jacques Aillagon lui avait confié en mars dernier une mission d'exploration, qu'elle a menée auprès de grandes entreprises : SNCF, BNP-Parisbas, Pinault-Printemps, EDF, Renault, Air-France, Métrobus-Publicis.
Ce rapport vient éclairer et compléter les études en cours, lancées à l'initiative de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, dont les résultats seront prochainement exploités (début 2004).

I – L’ÉTAT DU DROIT EN FRANCE :

La France s’est dotée d’un dispositif législatif et réglementaire qui garantit la présence de notre langue dans un certain nombre de domaines :

  • la commercialisation des biens, produits et services ;
  • la publicité ;
  • l’enseignement ;
  • les colloques et les congrès ;
  • les publications scientifiques ;
  • les entreprises.

Le niveau de garantie est variable selon les secteurs : il est élevé pour la consommation et la publicité, il est plus faible pour les colloques, les revues et les entreprises.

La loi du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française pose un principe général : le français est la langue du travail. Ce principe posé, l’usage du français est seulement obligatoire pour :

  • le contrat de travail ;
  • le règlement intérieur et tout autre document portant prescriptions générales et permanentes (hygiène, sécurité, discipline) ;
  • les conventions et accords collectifs de travail ;
  • tout document comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire à celui-ci pour l’exécution de son travail (ex : les documents comptables, les documents de maintenance, les modes d’emploi ou d’utilisation des machines).

L’obligation d’emploi du français s’étend également aux offres d’emploi publiées dans des journaux, revues ou périodiques.

L’application de ces dispositions est assurée par les services d’inspection du ministère des affaires sociales, du travail et de la solidarité (les inspecteurs du travail). Deux observations peuvent être faites à ce propos :

  • d’une part, il n’existe aucun contrôle systématique de l’application de ces textes, à l’instar de ce qui existe pour la consommation. Nous n’avons pas davantage connaissance de contentieux sérieux dans ce domaine ;
  • d’autre part, le régime de sanctions est assez peu dissuasif. Pour les contrats, les conventions et accords collectifs de travail, la sanction en cas d’infraction est l’inopposabilité, mais il n’y a pas de sanction pécuniaire. Pour tous les autres documents, les infractions sont passibles d’une contravention de la 4ème classe, ce qui correspond à un maximum de 760 euros. Une somme assez modeste donc.

Dans l’ensemble, nous pensons cependant que les quelques obligations minimales prévues par la loi ne posent pas de difficulté d’application. Ni les associations de défense de la langue française, ni les syndicats de salariés ne nous ont fait part de graves manquements à ce sujet.

On peut donc tirer de l’état du droit en France deux enseignements :

  • d’une part, ce qui a inspiré le législateur, c’est la sécurité, la santé du salarié ainsi que son insertion juridique et professionnelle dans l’entreprise ;
  • d’autre part, s’il existe quelques obligations en matière de langue du travail au sein de l’entreprise, la langue du commerce et des affaires est libre : c’est une différence essentielle avec les obligations posées par la charte québécoise de la langue française

II – LES PRATIQUES DES ENTREPRISES :

Comme le notait M. Jean-François Baldi dans une intervention au colloque sur les pratiques linguistiques des entreprises à vocation internationale des 9 et 10 juin 2003 au Canada :“Les stratégies linguistiques des entreprises sont souvent mises en œuvre de manière implicite, parfois subreptice, sans donner lieu à des décisions écrites ou des orientations officielles. L’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines résume ainsi la situation : “L’entreprise n’a pas de politique formelle concernant l’emploi d’une langue ou d’une autre”.

“Il existe rarement une véritable politique linguistique, au sens d’une réflexion approfondie débouchant sur des choix stratégiques. Ce sont les usages qui priment. Les pratiques linguistiques sont considérées comme une des formes de l’adaptation de l’entreprise à son environnement”.

Pour sa part, le CREDOC souligne : “le choix d’une politique linguistique n’alimente pas de débats soutenus. A quelques exceptions près, on ne peut pas à proprement parler de politique linguistique. C’est le pragmatisme qui règne en maître et le positionnement par rapport à la langue française ne suscite aucun état d’âme”.

L’université de Versailles indique : “le pragmatique tient lieu de politique, autrement dit personne ne se pose la question du choix d’une langue ou d’une autre”.

Le Forum francophone des affaires indique quant à lui que “la langue est vue comme un outil, parmi d’autres, dans la panoplie du collaborateur”.

Ce pragmatisme n’en a pas moins des conséquences communes donnant à “l’anglais” une position dominante dans l’activité internationale dans et hors de l’hexagone.

II – 1. Un constat global :

“L’anglais” est installé et jugé irremplaçable dans une part croissante de l’activité des entreprises. Les raisons invoquées sont toujours présentées comme de l’ordre de l’évidence.

L’internationalisation des échanges impose l’usage d’une langue commune ou plutôt d’un véhicule de communication universel qui est aujourd’hui “l’anglais”, en fait un anglo-américain d’usage, très appauvri, qui a envahi le monde du commerce, des affaires, de la diplomatie, de la recherche et des technologies.

C’est la condition de l’efficacité, de la rapidité, et du moindre coût (le caractère très onéreux de l’interprétariat est toujours invoqué).

Jusqu’à quel niveau dans l’entreprise l’usage de cette langue de communication s’impose-t-il ?

La situation reste assez diversifiée. Cela varie selon les entreprises, selon la structure du capital et la diversité des implantations géographiques, et aussi selon le secteur d’activité (ex : le secteur financier travaille globalement en “anglais”). Mais la tendance générale est au recours de plus en plus large à la langue commune, du sommet de l’entreprise à ses cadres supérieurs et moyens, et même à son personnel d’exécution lorsque celui-ci est en contact direct avec une clientèle internationale (ex : le transport aérien).

La question de la place du français dans l’entreprise et, par là, de l’influence de cette langue dans le monde n’est qu’exceptionnellement présente dans les réflexions des entreprises, patronat et syndicats. On observe une pratique linguistique installée plutôt qu’une stratégie choisie.

En l’absence de politique active, la commodité et le modèle mondial ont imposé leur solution. Face à cet état de fait, rares sont les regrets exprimés.

Un seul des chefs d’entreprise renc ontrés s’est dit franchement hostile à cette évolution (“la France y perd son âme”), tout en constatant que son propre groupe subissait la même situation et qu’il n’y avait rien à faire pour contrer cela.

Beaucoup considèrent que le problème est ancien, trop ancien déjà pour réagir. Il est apparu dès l’après-guerre et s’est imposé dans les trente dernières années, d’abord subrepticement et de plus en plus ouvertement. Le sentiment partagé est qu’il eût fallu réagir beaucoup plus tôt – mais comment? – et qu’il est désormais inutile de livrer bataille. Ce qui domine c’est donc une attitude d’acceptation, parfois convaincue, parfois résignée.

Les entreprises qui résistent le mieux au “tout anglais” sont celles dont le président a réellement une position personnelle en faveur du maintien du français dans le travail.

Ce sont essentiellement les entreprises ayant encore à voir avec le secteur public ou avec l’histoire du secteur public : SNCF, EDF, Air France, Renault. La conviction des dirigeants est déterminante. Mais c’est un élément de précarité : un changement de présidence peut changer la donne. Ainsi à Air France, le comité exécutif se tient en français alors qu’il se tenait en anglais avec le précédent président. L’inverse peut advenir.

Ce constat global demeure imprécis. Pour affiner l’analyse des pratiques réelles, il manque des instruments d’observation tels que ceux mis en place au Québec. On juge plus sur le “déclaratif” que sur la mesure concrète de l’usage de l’anglais branche par branche, entreprise par entreprise, métier par métier. L’absence d’un vrai savoir sur les situations particulières favorise des jugements globaux et des amalgames qui renforcent la tendance.

Cette évolution globale a des conséquences tangibles sur les politiques de recrutement et sur le fonctionnement des instances des entreprises.

II – 2. Le filtre de l’embauche :

On trouve là une très grande unité de comportement des entreprises. L’exigence d’une bonne maîtrise de “l’anglais” est présente dans toutes les politiques de recrutement des entreprises à dimension internationale. Il y a très peu de dérogation. Seule EDF dit ne pas renoncer à l’embauche de quelqu’un n’ayant pas un bon niveau en “anglais” s’il apporte d’autres qualifications. Et de toute façon le rattrapage devra se faire par la formation interne. À l’entrée, le niveau de langue est contrôlé par des tests de valeur internationale (TOEFL : Test Of English as a Foreign Language – TOEIC : Test Of English for International Communication)

Cette exigence ne fait pas problème avec les nouveaux recrutés sortant d’études supérieures. L’anglais est maintenant fortement présent dans les enseignements des grandes écoles et universités.

Pour les cadres anciens ayant un faible niveau en anglais , il n’y a pas exclusion et en principe pas sanction dans le déroulement de carrière. Mais il y a une politique active de formation aux langues étrangères et d’abord à “l’anglais”.

La question de “l’ascenseur social” est clairement posée par cette évolution linguistique.

Comment désormais passer de la maîtrise à laquelle on a accédé sans études supérieures au statut de cadre ? La question n’est pas évoquée par les patrons et elle est peu exprimée par les syndicats. Ceux-ci veillent tous à ne pas apparaître comme rétrogrades, fermés au progrès, voire “ franchouillards”. Ils acceptent donc le constat global de l’utilité de “l’anglais”. Leur approche du problème linguistique est ciblée. Plus que des chances de promotion, ils se préoccupent essentiellement des questions de sécurité (la langue est déterminante pour une bonne compréhension des consignes et la précision du français est jugée souvent irremplaçable) et du bon fonctionnement des instances représentatives du personnel où ils veillent au maintien du français.

En général, le niveau en “anglais”, noté sans pour autant être juridiquement sanctionné, est devenu un élément décisif du déroulement de carrière, notamment dans les groupes où la mobilité géographique des cadres est de règle (ex : BNP-Paribas).

II – 3. La vie institutionnelle et le quotidien :

Ce sont les pratiques linguistiques dans les instances dirigeantes qui reflètent le mieux les stratégies linguistiques, même implicites, et qui mesurent le terrain gagné par “l’anglais”.

D’après les personnalités rencontrées, le tableau doit être nuancé car les situations varient encore selon les entreprises.

Les facteurs déterminants du passage à l’anglais, outre bien entendu la nature internationale de l’activité de l’entreprise et ses implantations à travers le monde, sont au moins de trois ordres :

  • Premièrement, il y a la structure du capital. Les ouvertures, fusions, ou alliances ont toujours un effet accélérateur sur le passage à l’anglais. Si la mondialisation ne trouve pas de bornes dans les règles de la concurrence, et notamment s’il n’y a pas de limites aux concentrations verticales et horizontales, la diversité culturelle et particulièrement l’identité linguistique en feront les frais.

    Ainsi l’accord Renault-Nissan depuis 1999 a imposé l’anglais comme langue de travail de l’alliance. De même l’alliance Sky Team d’Air France avec de très nombreux homologues coréen, mexicain, italien, américain etc… a obligé le groupe à adopter très largement l’anglais, requis presque à tous les postes, et aussi à diversifier ses langues de travail. Ainsi sur les vols communs la moitié au moins de l'équipage doit parler la langue du partenaire.

  • Deuxièmement, il y a le poids du système financier dominant : il est américain. Les banques, les cabinets conseils sont anglo-saxons. Il faut y ajouter l’évolution du droit liée à l’intervention croissante des juristes dans la vie de l’entreprise. Le modèle d’inspiration anglo-saxonne tend à supplanter notre droit d’inspiration romaine. Ce changement se joue actuellement au niveau européen et les pouvoirs publics devraient y être attentifs pour maintenir notre ordre juridique.

  • Troisièmement, il y a les nouvelles technologies de l’information dont les codes, les logiciels, les banques de données sont massivement anglicisés. À travers ces supports il s’est créé, presque par métier, une langue spécifique (jargon, sabir…) qui permet aux acteurs du secteur dans le monde entier de correspondre vite, sinon de se comprendre tout à fait bien.

À partir de ce constat, on doit dresser un tableau nuancé des usages linguistiques dans les rouages de l’entreprise

Contrairement à des idées reçues, l’usage du français prédomine en France dans les relations de travail interne.

Les instances les mieux protégées sont les conseils d’administration et les comités centraux d’entreprise et les comités européens d’entreprise, avec si nécessaire traduction simultanée.

En revanche dans les conseils de direction, les comités exécutifs, “l’anglais” est de plus en plus utilisé dès lors que certains membres ne parlent pas français, même s’ils sont très minoritaires.

L’argument de la courtoisie est alors invoqué pour ne pas imposer aux partenaires anglophones notre langue. Il y a là une modestie, un manque de confiance voire un complexe qui dépasse l’argument d’efficacité.

Quant aux réunions de travail, elles se tiennent pour la plupart en français, mais la pratique de l’anglais se généralise dans les groupes très internationalisés. Ainsi à la SNCF le problème ne se pose guère alors que chez BNP-Paribas ou chez Renault, surtout pour le fonctionnement avec NISSAN, on recourt à “l’anglais”.

On constat e en fait une assez grande diversité tant pour la tenue des réunions que pour les documents écrits.

Il y a effort pour maintenir le français lors des conventions annuelles de cadres, ex. : Air France – BNP-Paribas. On note parfois une attention particulière portée à la qualité du français pour les documents écrits et les sites internets (ex : SNCF).

Lorsque la coopération de travail avec un partenaire étranger est constante et multiforme, avec échanges de cadres, politique commune de communication, etc… la langue de travail est “l’anglais”. Ainsi chez Renault, même si les réunions se tiennent pour la plupart en français, le comité de direction hebdomadaire (une trentaine de participants) est préparé par des notes en anglais et le compte-rendu est rédigé en anglais. L’objectif déclaré est d’entraîner le management supérieur à la pratique courante de l’anglais.

Enfin l’organisation internationale de certains métiers fonctionnant en anglais depuis des décennies influence forcément la pratique des entreprises : il en est ainsi pour les métiers de la finance, pour l’aéronautique, pour le rail européen.

L’adoption de la langue commune relève plus du réalisme, de la résignation, de la soumission que de l’enthousiasme – hormis quelques prosélytes – et beaucoup s’accordent à dénoncer les failles du recours à “l’anglais”.

II – 4. Limites de “l’anglais” :

Tout le monde reconnaît les limites, la pauvreté de “l’anglais” international : peu de mots, peu de nuances d’où un affaiblissement des capacités de négociation, souvent un langage très spécifique, propre à chaque métier, qui ne permet guère de bien communiquer sur d’autres sujets. Pourtant on s’en contente. La nécessité de maîtriser l’anglais ne se discute plus.

Mais en creux, et comme secondairement, on sent la nécessité de pratiquer le français et le devoir d’apprendre les langues “locales” : le chinois en Chine, le polonais en Pologne, l’espagnol ou le portugais en Amérique latine, etc…

La clé d’une carrière internationale dans un groupe français (par groupe français, on entend groupe ayant son siège social en France, un conseil d’administration majoritairement français et un encadrement majoritairement ou largement français. Un patron considérait qu’à plus de 30 % des effectifs étrangers, le passage à “l’anglais” est automatique), la clé donc est la maîtrise de “l’anglais”, du français langue maternelle ou étrangère, et d’une troisième langue en fonction de la localisation de l’emploi. La maîtrise de la langue du client est un atout commercial.

Plus l’entreprise est tournée vers l’extérieur, vers une clientèle étrangère, et plus l’exigence de plurilinguisme est grande. Ainsi le français s’impose-t-il encore dans les pays francophones, mais ailleurs c’est une troisième langue qui est requise zone par zone.

Ainsi la SNCF respecte les destinations de ses trains pour la formation des personnels conducteurs et pour l’information des usagers, documentation et signalétique.

III – LES PRATIQUES DE SOUTIEN AU “LABEL FRANCE” :

On constate que certaines entreprises développent, en dehors des pratiques linguistiques, des actions qui peuvent contribuer à renforcer le rayonnement de la France et indirectement de la langue française.

Certaines entreprises cultivent leur spécificité française. Cette préoccupation s’exprime dans des modes d’action divers. On en citera au moins cinq :

  • la qualité “française” du service rendu ;
  • l’action humanitaire ;
  • les échanges des savoir-faire ;
  • des actions de formation ;
  • l’appui au réseau culturel à l’étranger.

III – 1. La qualité française :

C’est le fait des entreprises de service, du transport, des industries de luxe, pour lesquelles le label France est un véritable argument commercial.

Par exemple Air France s’efforce de privilégier dans son service à bord le goût et la qualité française : repas, vins, produits offerts à la vente, films (un tiers des longs métrages présentés sont français et les films étrangers sont doublés ou sous-titrés en français). De même le service au sol tend à mettre en valeur ce qu’il y a de meilleur dans l’accueil “à la française”.

III – 2. L’action humanitaire :

La Fondation Air France apporte partout dans le monde un soutien à l’enfance des rues. Si l’on est là bien loin d’une action linguistique, il n’est pas indifférent que cette aide soit celle d’une entreprise française, contribuant plus dans ce cas à l’image de la France qu’à l’image d’Air France.

III – 3. Les échanges de savoir-faire :

Depuis 2001, Renault et Allianz ont lancé à l’occasion des rencontres d’Evian des activités franco-allemandes de développement du management, avec l’objectif de contribuer à l’émergence et au renforcement d’un management européen. Une vingtaine d’entreprises allemandes et françaises participent à ces programmes d’échanges de pratiques professionnelles et d’expériences managériales, destinées notamment à des responsables de ressources humaines et à ce qu’il est convenu d’appeler des “hauts potentiels” de 30-35 ans. La découverte des pratiques et l’ouverture à la culture de l’autre sous-tendent ces activités franco-allemandes. Il est à noter que ces programmes se déroulent tous en anglais et que seuls les échanges informels se font parfois en français ou en allemand.

III – 4. Les actions de formation de jeunes étrangers :

La formation la plus exemplaire est sans doute celle que mène Renault depuis mars 2001 avec sa fondation en partenariat avec l’université de Paris-Dauphine. Elle offre à des étudiants (50 à 70) en fin de cursus de terminer leurs études en France pendant un an. L’enseignement leur est dispensé en français. Ils sont majoritairement japonais (cf. accord avec NISSAN) mais aussi coréens, brésiliens etc… A n’en point douter le lien ainsi créé entre cette élite et la France, sa langue et sa culture, est un lien durable.

De même, Air France est actionnaire de l’Institut franco-chinois d’ingénierie et de management (IFCIM) créé par Paris Tech, une association de onze grandes écoles d’ingénieurs de Paris. L’IFCIM organise en collaboration avec l’université de Tonghua à Shangaï la venue d’étudiants chinois en France pour préparer un diplôme d’une des grandes écoles de Paris Tech. Air France soutient aussi l’association Le Pont Neuf qui accueille chaque année une cinquantaine de jeunes boursiers issus des pays d’Europe centrale et orientale pour des séjours de perfectionnement de leur formation de quelques semaines à dix mois.

III – 5. L’appui au réseau culturel français à l’étranger :

Il faut noter le rôle très important que jouent les centres culturels et les alliances françaises dans le monde entier pour le maintien et le développement de la langue française à l’étranger, y compris dans des zones très éloignées de la francophonie. Plusieurs entreprises entretiennent des liens étroits avec ce réseau qu’elles contribuent à financer.

Ainsi les délégations d’Air France coopèrent très efficacement avec les alliances françaises. Celles-ci, souvent dotées de faibles moyens, se tournent vers la compagnie pour faciliter l’accès d’étudiants en France (voyages à prix réduit et aides diverses). Cette coopération s’étend aux divers organismes, voués à la francophonie, tels que les lycées français à l’étranger, les chambres de commerce franco-nationales, les associations d’anciens boursiers etc…

L’ensemble de ces actions traduisent le souci louable et efficace de porter l’image de la France, de sa culture, de ses valeurs dans les pays où se développent des entreprises françaises. Elles n’ont que très partiellement une visée linguistique et ne compensent évidemment pas l’évolution globale vers “l’anglais” aux dépens du français dans le monde. Elles sont peut-être aussi l’expression d’un sentiment implicite de culpabilité. Elles sont en effet souvent le fait des entreprises qui font la plus large place à “l’anglais” dans leur fonctionnement quotidien, au delà même des nécessités du travail, comme en témoigne le récent courrier adressé au Ministre de la Culture par l’Union Générale des Ingénieurs, Cadres et Techniciens CGT de l’usine Renault à Vénissieux.

Mais elles constituent une résistance dynamique qui mérite d’être encouragée et nul ne peut nier qu’elles sèment un peu de langue française.

IV- QUELLES PERSPECTIVES POUR LE FRANÇAIS DANS L’ENTREPRISE ? :

L’ensemble des constatations ci-dessus donnent un sentiment de faiblesse du français dans le monde de l’entreprise.

Néanmoins, il n’y a pas lieu de considérer cette situation comme irréversible ou forcément en voie d’aggravation.

Dans ce domaine, on peut formuler un certain nombre de suggestions dont la ligue directrice serait de sortir le français du face-à-face avec “l’anglais”.

IV – 1. Mettre en œuvre un suivi plus rigoureux de l’application de la loi de 1994

L’observation en ce domaine est insuffisante, et il faudrait remobiliser en particulier l’administration des affaires sociales et du travail sur les objectifs de la loi.

Parmi les dérives, deux mériteraient une attention plus grande :

  • En premier lieu, l’extension du “tout anglais” dans nombre de colloques, y compris lorsqu’ils sont organisés par des institutions publiques. Cela s’étend même aux sciences sociales, alors qu’il y a une recherche française, une expérience et une pensée spécifiquement françaises sur certains sujets.

    Dans ces matières, l’argument de l’urgence de l’échange international est bien moins fondé que dans les sciences exactes, la recherche médicale par exemple, où la course contre la montre est réelle. Et l’intérêt des analyses en sciences sociales s’accommode bien mieux de la langue maternelle, puis de la traduction, pour exprimer l’originalité de la contribution.

    Avec le recours systématique à “l’anglais”, ce que l’on gagne en “compétitivité”, on le perd en précision, en finesse, en capacité à énoncer le particulier. Ce qui est vrai pour les colloques l’est aussi pour les publications.

  • Second exemple de dérive : les offres d’emplois rédigées en anglais et parfois même requérant des postulants “l’anglais langue maternelle”.

    Cette pratique, apparue notamment dans des annonces bruxelloises, doit absolument être condamnée et fermement sanctionnée, car elle constitue une véritable discrimination à l’embauche.

    Globalement, les entreprises semblent peu concernées par la loi de 1994, rarement mentionnée par leurs dirigeants, et une actualisation de l’information semble nécessaire en direction du monde économique.

IV – 2. Redonner une exemplarité à l’action publique :

Les entreprises ne se privent pas de souligner que “l’anglais” est également présent dans la sphère de l’action publique.

Tous constatent que l’État lui-même dans ses représentations les plus symboliques – Chef de l’État, Premier ministre, diplomates – n’hésite pas à s’exprimer en anglais hors de nos frontières.

Un chef d’entreprise faisait même observer que la symbolique s’était inversée depuis quelques années au point que, ce qui auparavant – s’exprimer publiquement en anglais – était considéré comme incompatible avec une fonction de représentation officielle de la France, est au contraire aujourd’hui regardé comme un signe de modernité. Ainsi la nouvelle génération de ministres choisit souvent de parler anglais à l’étranger à l’occasion de points de presse, participation à des conférences, interventions dans des universités etc.

Comment dès lors attendre plus de volontarisme de la part des entreprises ? De fait, elles recourent au français dans les circonstances où celui-ci leur est utile : zone francophone, stratégie commerciale, politique de formation des futurs cadres d’origine étrangère. Dans les autres cas, elles se plient à la règle d’usage dominante.

L’exemplarité de l’action publique s’exprimant en français serait évidemment un puissant moteur pour le soutien à la traduction et l’interprétation.

IV – 3. Développer le plurilinguisme :

Les chances du français dépendent aussi de l’essor du plurilinguisme et plus concrètement du trilinguisme.

C’est la meilleure voie pour sortir notre langue du face-à-face – déjà très inégal- avec “l’anglais”.

Pour le français comme pour bien d’autres langues, les chances de survie à l’échelle internationale résident évidemment dans le trilinguisme, mais c’est, si j’ose dire une chance “résiduelle”, à fondement commercial ou culturel. Il est notoire qu’on touche mieux la clientèle d’un pays dans sa propre langue, qu’on communique mieux lorsqu’il y a vraiment connaissance de la culture de l’autre (y compris les modes de vie) et échange entre les deux cultures. Cet échange passe en partie par l’usage de la langue de chacun. Cela s’applique aussi bien aux cadres expatriés qu’aux recrutés locaux.

Et cela est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de conquérir à l’étranger des marchés publics et qu’il faut négocier subtilement avec des partenaires et les autorités du pays. C’est renforcé lorsqu’il s’agit de produits à haute fonction sociale et donc politique.

L’exemple de l’électricité est à ce titre très instructif. Dans ses programmes à l’étranger, EDF se doit d’entrer dans la culture du pays partenaire car on ne distribue pas et on ne consomme pas l’électricité de la même manière dans tous les pays. Il y a obligation de connaître et respecter les spécificités de chacun.

EDF y est aidée par sa tradition de service public. Dommage qu’il n’en soit pas de même par exemple pour l’eau ou pour les produits audiovisuels.

L’incitation au plurilinguisme pourrait être utilement mise en œuvre par l’exemple des sites Internet des administrations publiques.

Ainsi le site, très prisé, du Ministère de la Culture devrait s’assigner pour objectif le passage à une troisième langue.

IV – 4. Appuyer les partenariats des entreprises avec le réseau culturel, en particulier les Alliances françaises

Cela suppose d’abord de renforcer la dimension linguistique de l’action culturelle à l’étranger, notamment dans les pays où des entreprises françaises s’implantent et offre des possibilités nouvelles d’emploi.

La coopération souvent exemplaire avec les Alliances françaises mérite d’être soutenue car elles jouent un rôle décisif, en particulier hors des zones francophones, pour créer de véritables viviers francophiles et francophones.

Tout comme mérite d’être encouragée la politique de certaines entreprises (ex. : Renault, Air France) pour l’accueil et la formation de jeunes étrangers.

N’oublions pas que c’est la politique d’accueil et de bourses pour les élites des anciennes colonies effectuant leurs études supérieures en France qui a créé avec leur pays des liens profonds encore vivaces dans les générations de plus de soixante ans. Pourquoi ne pas rééditer, dans un contexte devenu égalitaire, cet investissement sur les jeunes générations ?

Les Ministères de la Culture, des Affaires Étrangères, et de l’Éducation Nationale (Universités et grandes écoles) pourraient avoir là un partenariat plus utile que tous les discours sur la déf ense de la langue française.

Au terme d’un constat réaliste mais pas désabusé, il apparaît que les pratiques linguistiques des entreprises éclairent d’un jour cru la situation du français dans le monde. Cet examen invite assurément à plus de vigilance quant au respect du droit, et surtout à plus de volontarisme, d’abord de la part des pouvoirs publics.

Le statut international d’une langue ne se décrète pas. La nôtre bénéficie d’une longue et belle histoire, mais un héritage ne suffit pas à garantir l’avenir. Puisse la cause de la langue être mieux servie par la montée du débat sur la diversité culturelle.

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