LE MONDE, 06.10.04
ANALYSE
Constitution : l'Europe des symboles
Avant de se prononcer, le moment venu, sur la future Constitution européenne,
les Français se demandent à bon droit ce que celle-ci apportera, en bien ou en
mal, aux traités qui définissent aujourd'hui les règles de l'Union.
Les partisans du projet considèrent que celui-ci contient des avancées, aussi
minimes soient-elles, ses adversaires pensent au contraire que son application
ne fera qu'aggraver la situation.
Les uns et les autres ne manquent pas d'arguments. Mais si l'on tente d'aller
au fond des choses, on s'aperçoit que le débat porte moins sur les changements
juridiques introduits par le texte que sur les changements symboliques qu'il
propose. En politique, on le sait, les symboles comptent. Reste à les
interpréter.
Sur le plan juridique, la future Constitution n'innove guère par rapport aux
traités précédents. Ce n'était pas son but. Le mandat donné aux rédacteurs du
nouveau traité était double. Le premier objectif était de simplifier les textes
afin de clarifier les règles qui assurent le fonctionnement de l'Union, de les
rendre plus lisibles, de faire .uvre de pédagogie à l'intention des citoyens
européens.
Le second objectif était d'adapter ces règles, autant que nécessaire, pour
permettre à l'Union de fonctionner à 25 au lendemain de l'élargissement de
2004. Cette adaptation impliquait certes quelques modifications notables, comme
l'extension du vote à la majorité qualifiée, destinée à faciliter les prises de
décision dans une Europe élargie, mais ces évolutions, justifiées par le seul
souci de l'efficacité, devaient être limitées. Elles concernent, pour
l'essentiel, dans le projet de Constitution, le secteur de la justice et des
affaires intérieures, objet d'une attention particulière au nom de la lutte
contre le terrorisme.
Même si l'accroissement des pouvoirs du Parlement européen marque un progrès
vers plus de démocratie, le nouveau traité n'apporte pas d'innovation majeure,
comme l'avait fait le traité de Maastricht en créant la monnaie unique.
Sur les deux questions les plus controversées, celle des pouvoirs respectifs
des Etats membres et des institutions européennes, vieille pomme de discorde
entre fédéralistes et souverainistes, et celle de la dimension sociale de
l'Europe, qu'une partie de la gauche juge sacrifiée sur l'autel du libéralisme,
le projet de Constitution se contente de prendre acte du compromis tel qu'il
résulte des traités existants et ne le modifie qu'à la marge.
Chaque camp s'est efforcé de faire valoir ses vues, au cours des travaux de la
Convention puis de la Conférence intergouvernementale, pour obtenir les
infléchissements qu'il souhaitait. Les Britanniques ont été les chefs de file
de ceux qui entendaient limiter les compétences de l'Union ; les Allemands, les
Français, les Belges ont été plutôt de ceux qui voulaient les étendre. Au bout
du compte, l'équilibre antérieur a été à peu près maintenu.
De même, ce sont encore les Britanniques, appuyés par les nouveaux Etats
membres, qui ont combattu l'idée d'une Europe sociale, défendue en particulier
par les Français. Malgré de fortes déclarations de principe, notamment dans la
Charte des droits fondamentaux, la logique libérale de l'Union n'a pas été
vraiment remise en cause. Il n'y pas eu de recul, comme le disent à juste titre
les tenants du “oui”, mais il est vrai, comme le soulignent les adeptes du
“non”, que les dispositions sociales restent de portée modeste.
En réalité, les principales avancées du projet sont d'ordre symbolique.
La première est le nom même de Constitution par lequel les rédacteurs du projet
ont choisi de désigner le texte issu de leurs travaux. Juridiquement, il s'agit
d'un traité, semblable à tous ceux qui l'ont précédé. En témoigne notamment la
procédure de révision, qui requiert l'accord de tous les Etats comme pour
n'importe quel traité. Mais en baptisant Constitution le nouveau traité, les
signataires suggèrent l'existence virtuelle d'un peuple européen.
Une Constitution, en effet, se définit comme la Loi fondamentale que se donne
un peuple. Cela ne passe pas nécessairement par une Assemblée constituante,
comme le soutiennent certains opposants au projet. Ni la Constitution de la
IIIe République ni celle de la Ve ne sont issues des délibérations d'une
Assemblée constituante. Mais la ratification du texte par le peuple, soit par
ses représentants, soit par référendum, est indispensable. Même si cette
ratification n'a pas lieu au niveau européen, elle émanera, directement ou
indirectement, de l'ensemble des électeurs européens.
INTERPRÉTATIONS DIVERGENTES
Symboliques sont également la création d'une présidence stable de l'Union (un
mandat de deux ans et demi, renouvelable une fois, au lieu de l'actuelle
rotation semestrielle) et d'un poste de ministre des affaires étrangères.
Les conséquences pratiques seront sans doute faibles. Le futur président n'aura
pas beaucoup de pouvoirs face aux chefs d'Etat et de gouvernement des Etats
membres, et son rôle sera plus de représentation que d'action.
Quant au futur ministre des affaires étrangères, même s'il est en même temps
vice-président de la Commission, sa fonction ne sera pas très différente de
celle qu'assume aujourd'hui le haut représentant de l'Union pour la politique
étrangère et de sécurité commune (PESC), Javier Solana, qui sera aussi le
titulaire du nouveau poste. Mais il s'agit, dans un cas comme dans l'autre, de
montrer que l'Europe est capable de parler d'une seule voix.
Autre symbole : la volonté affichée de l'Union de développer “une économie
sociale de marché”. C'est l'un des arguments des partisans du “oui” pour
convaincre leurs interlocuteurs que le traité dessine la perspective d'une
Europe sociale. Les dispositions économiques de la Constitution limitent la
portée juridique de cet affichage. Mais il est symboliquement important de
fixer cet objectif.
Le projet de Constitution esquisse ainsi, à travers ces quelques symboles,
l'Europe de demain, mais les interprétations divergent. Ceux qui recommandent
son adoption estiment que le nouveau traité ouvre la voie à une Europe plus
intégrée, dotée d'une Constitution, d'un président, assisté d'un ministre des
affaires étrangères, et d'un projet social. Ceux qui s'y opposent considèrent
que la constitutionnalisation, même symbolique, des règles de l'Union va
pérenniser un modèle qu'ils rejettent, que les nouvelles institutions n'ont
d'autre but que de le consolider, et que l'économie sociale de marché dissimule
mal la priorité donnée à la compétitivité sur la solidarité. Chacun donne aux
symboles le sens qui lui convient.
Thomas Ferenczi
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ANALYSE
Constitution : l'Europe des symboles
Avant de se prononcer, le moment venu, sur la future Constitution européenne,
les Français se demandent à bon droit ce que celle-ci apportera, en bien ou en
mal, aux traités qui définissent aujourd'hui les règles de l'Union.
Les partisans du projet considèrent que celui-ci contient des avancées, aussi
minimes soient-elles, ses adversaires pensent au contraire que son application
ne fera qu'aggraver la situation.
Les uns et les autres ne manquent pas d'arguments. Mais si l'on tente d'aller
au fond des choses, on s'aperçoit que le débat porte moins sur les changements
juridiques introduits par le texte que sur les changements symboliques qu'il
propose. En politique, on le sait, les symboles comptent. Reste à les
interpréter.
Sur le plan juridique, la future Constitution n'innove guère par rapport aux
traités précédents. Ce n'était pas son but. Le mandat donné aux rédacteurs du
nouveau traité était double. Le premier objectif était de simplifier les textes
afin de clarifier les règles qui assurent le fonctionnement de l'Union, de les
rendre plus lisibles, de faire .uvre de pédagogie à l'intention des citoyens
européens.
Le second objectif était d'adapter ces règles, autant que nécessaire, pour
permettre à l'Union de fonctionner à 25 au lendemain de l'élargissement de
2004. Cette adaptation impliquait certes quelques modifications notables, comme
l'extension du vote à la majorité qualifiée, destinée à faciliter les prises de
décision dans une Europe élargie, mais ces évolutions, justifiées par le seul
souci de l'efficacité, devaient être limitées. Elles concernent, pour
l'essentiel, dans le projet de Constitution, le secteur de la justice et des
affaires intérieures, objet d'une attention particulière au nom de la lutte
contre le terrorisme.
Même si l'accroissement des pouvoirs du Parlement européen marque un progrès
vers plus de démocratie, le nouveau traité n'apporte pas d'innovation majeure,
comme l'avait fait le traité de Maastricht en créant la monnaie unique.
Sur les deux questions les plus controversées, celle des pouvoirs respectifs
des Etats membres et des institutions européennes, vieille pomme de discorde
entre fédéralistes et souverainistes, et celle de la dimension sociale de
l'Europe, qu'une partie de la gauche juge sacrifiée sur l'autel du libéralisme,
le projet de Constitution se contente de prendre acte du compromis tel qu'il
résulte des traités existants et ne le modifie qu'à la marge.
Chaque camp s'est efforcé de faire valoir ses vues, au cours des travaux de la
Convention puis de la Conférence intergouvernementale, pour obtenir les
infléchissements qu'il souhaitait. Les Britanniques ont été les chefs de file
de ceux qui entendaient limiter les compétences de l'Union ; les Allemands, les
Français, les Belges ont été plutôt de ceux qui voulaient les étendre. Au bout
du compte, l'équilibre antérieur a été à peu près maintenu.
De même, ce sont encore les Britanniques, appuyés par les nouveaux Etats
membres, qui ont combattu l'idée d'une Europe sociale, défendue en particulier
par les Français. Malgré de fortes déclarations de principe, notamment dans la
Charte des droits fondamentaux, la logique libérale de l'Union n'a pas été
vraiment remise en cause. Il n'y pas eu de recul, comme le disent à juste titre
les tenants du “oui”, mais il est vrai, comme le soulignent les adeptes du
“non”, que les dispositions sociales restent de portée modeste.
En réalité, les principales avancées du projet sont d'ordre symbolique.
La première est le nom même de Constitution par lequel les rédacteurs du projet
ont choisi de désigner le texte issu de leurs travaux. Juridiquement, il s'agit
d'un traité, semblable à tous ceux qui l'ont précédé. En témoigne notamment la
procédure de révision, qui requiert l'accord de tous les Etats comme pour
n'importe quel traité. Mais en baptisant Constitution le nouveau traité, les
signataires suggèrent l'existence virtuelle d'un peuple européen.
Une Constitution, en effet, se définit comme la Loi fondamentale que se donne
un peuple. Cela ne passe pas nécessairement par une Assemblée constituante,
comme le soutiennent certains opposants au projet. Ni la Constitution de la
IIIe République ni celle de la Ve ne sont issues des délibérations d'une
Assemblée constituante. Mais la ratification du texte par le peuple, soit par
ses représentants, soit par référendum, est indispensable. Même si cette
ratification n'a pas lieu au niveau européen, elle émanera, directement ou
indirectement, de l'ensemble des électeurs européens.
INTERPRÉTATIONS DIVERGENTES
Symboliques sont également la création d'une présidence stable de l'Union (un
mandat de deux ans et demi, renouvelable une fois, au lieu de l'actuelle
rotation semestrielle) et d'un poste de ministre des affaires étrangères.
Les conséquences pratiques seront sans doute faibles. Le futur président n'aura
pas beaucoup de pouvoirs face aux chefs d'Etat et de gouvernement des Etats
membres, et son rôle sera plus de représentation que d'action.
Quant au futur ministre des affaires étrangères, même s'il est en même temps
vice-président de la Commission, sa fonction ne sera pas très différente de
celle qu'assume aujourd'hui le haut représentant de l'Union pour la politique
étrangère et de sécurité commune (PESC), Javier Solana, qui sera aussi le
titulaire du nouveau poste. Mais il s'agit, dans un cas comme dans l'autre, de
montrer que l'Europe est capable de parler d'une seule voix.
Autre symbole : la volonté affichée de l'Union de développer “une économie
sociale de marché”. C'est l'un des arguments des partisans du “oui” pour
convaincre leurs interlocuteurs que le traité dessine la perspective d'une
Europe sociale. Les dispositions économiques de la Constitution limitent la
portée juridique de cet affichage. Mais il est symboliquement important de
fixer cet objectif.
Le projet de Constitution esquisse ainsi, à travers ces quelques symboles,
l'Europe de demain, mais les interprétations divergent. Ceux qui recommandent
son adoption estiment que le nouveau traité ouvre la voie à une Europe plus
intégrée, dotée d'une Constitution, d'un président, assisté d'un ministre des
affaires étrangères, et d'un projet social. Ceux qui s'y opposent considèrent
que la constitutionnalisation, même symbolique, des règles de l'Union va
pérenniser un modèle qu'ils rejettent, que les nouvelles institutions n'ont
d'autre but que de le consolider, et que l'économie sociale de marché dissimule
mal la priorité donnée à la compétitivité sur la solidarité. Chacun donne aux
symboles le sens qui lui convient.
Thomas Ferenczi